Quand je te vois passer, ô ma chère indolente,
Au chant des instruments qui se brise au plafond
Suspendant ton allure harmonieuse et lente,
Et promenant l'ennui de ton regard profond ;
Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,
Ton front pâle, embelli par un morbide attrait,
Où les torches du soir allument une aurore,
Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait,
Je me dis : Qu'elle est belle ! et bizarrement fraîche !
Le souvenir massif, royale et lourde tour,
La couronne, et son coeur, meurtri comme une pêche,
Est mûr, comme son corps, pour le savant amour.
Es-tu le fruit d'automne aux saveurs souveraines ?
Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs,
Parfum qui fait rêver aux oasis lointaines,
Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs ?
Je sais qu'il est des yeux, des plus mélancoliques
Qui ne recèlent point de secrets précieux ;
Beaux écrins sans joyaux, médaillons sans reliques,
Plus vides, plus profonds que vous-mêmes, ô Cieux !
Mais ne suffit-il pas que tu sois l'apparence,
Pour réjouir un coeur qui fuit la vérité ?
Qu'importe ta bêtise ou ton indifférence ?
Masque ou décor, salut ! J'adore ta beauté.
Charles Baudelaire
Ces beaux vers sont ma vie, à peu de splendeurs près.
Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.
Paul Verlaine, Poèmes Saturniens
Le plus cruel, dans un amour que l'on sent faible, c'est bien la concience de n'être l'avenir de personne. N'être ni chair ni âme, n'avoir que le sentiment de devenir le spectre docile de ses propres illusions, n'appartenir qu'à une vie sans teinte. Vieillir sans éternité, voir ruisseler de ses mains blêmes le néant sourd des passions oubliées.
Je me souviens d'un baiser;
c'était au plus lourd de la nuit; endormi sans une larme amère, il respire à peine tant son sommeil est profond. Ses mains sereines sont fermées dans ma paume, allumant de leur pâleur silencieuse la voûte songeuse qui nous protège. Renversés au ciel, inversé soudain, arrachant le voile nocturne de nos bras immenses ! Les soupirs abandonnés s'élèvent, rejoignent le filet lumineux dans un langoureux vertige.
Nous étions nus mais couverts d'étoiles.
Qu'elle était belle cette nuit ouverte
Comme une large blessure que traverse
Le sourd envol des nymphes blondes
Mon amante a les vertus de l'eau : un sourire clair, des gestes
coulants, une voix pure et chantant goutte à goutte.
Et quand parfois, malgré moi - du feu passe dans mon regard,]
elle sait comment on l'attise en frémissant : eau jetée sur les
charbons rouges.
*
Mon eau vive, la voici répandue, toute, sur la terre ! Elle glisse,]
elle me fuit ; - et j'ai soif, et je cours après elle.
De mes mains je fais une coupe. De mes deux mains je l'étanche]
avec ivresse, je l'étreins, je la porte à mes lèvres :
Et j'avale une poignée de boue.
Victor Segalen
[ " C'est moi, les orgues de l'univers !" ]
L-F Céline
Il n’est pas beau. Je ne sais même pas s’il est vivant.
Il n’a rien de cette beauté des princes, invincible, blanche, brusque comme un coup de glaive qui foudroie. Ces hommes sûrs qui vous ravissent à vous-même, leur rage qui flambe d’ardeur toute mâle, aveugles, amoureux d’instinct. Il n’a pas de sang. Il passe dans la vie, fluide, solitaire et humble, léger comme un petit Amour défiguré sans un sanglot - l’arc brisé -, des pleurs comme des ombres sur son long visage… Quand tous les autres écrasent, déliés, indifférents, heureux de leur jeunesse et fiers de leur beauté, qui gonflent leurs chairs lumineuses comme un grand flot ! bêtes d’amour ! Lui est laid, et tout le blesse : alors il se cache. Le monde l’enterre dans sa danse ; toujours invisible pour celles qui n’ont pas souffert et qui n’ont pas aimé, mais qui dansent aussi, puis arrachent la tête de l’amant. Il n’a jamais été enfant : on ne peut pas le tuer. Il est seul et connait les dieux. Pleins de rêve, ses grands yeux s’allongent ; un œil surtout, celui qui s’entrouvre lorsque je dors. Ciel mobile et méconnu, lourd de songes en cavale, creusés d’angoisse ! Les ombres s’y étirent et se voilent, et laissent à ses sourires d’insondables cicatrices, pâles comme des larmes. Tout chez lui est mince et sensuel, nerveux et souple, pour qui adore les ivresses savantes, pour qui sait attendre et regarder. Alors, il éclot et devient solaire ! follement ombrageux ! Il ne pardonne pas l’amour. Il se déroule et mord comme un chat amaigri, une couleuvre tranquille, ironique animal qu’il faut aimer, et qui n’aimera jamais.
Personne ne sait ses extases, ses transes : il n’est pas beau, mais il est grand. Je sommeille à ses pieds, vaincue; amoureuse inutile de tous ses gestes fatigués, de ses paroles confuses de sacrifié, de ses plaies longues comme des sourires de vierges. J’attends qu’il se laisse traquer.
Je ne demandais à ses silences que la sécurité de l’amour vrai.
Ses pas inconnus marqueront à jamais ce monde en joie.